Loin des attractions touristiques que sont devenues les descentes des estives pyrénéennes et alpines, les transhumances ardéchoises, toujours interdites par arrêté préfectoral mais plus ou moins tolérées, se font dans un cadre plus intime et beaucoup plus chaleureux. J'ai donc sauté sur l'occasion d'accompagner pour ce voyage Jean Marc, éleveur ovin et caprin à Balazuc. Berger à l'aspect un peu "ours", il a quitté Dunkerque pour s'installer en Ardèche il y a 30 ans. Il pratique un élevage hyper-extensif en privilégiant les races rustiques comme les rouges du Roussillon, moins productives, mais de bien meilleure qualité et plus résistantes.
Nous arrivons sur les pâtures du Tanargue au lever du soleil, sous un vent glacial. Environ 1300 brebis et agnelles sont au parc, appartenant à une vingtaine de troupeaux. On fait passer les bêtes dans un couloir muni de "portes" qui permettent le tri des ovins en fonction de leur berger. Les brebis n'osent pas s'engager dans le couloir, il faut trouver une meneuse appâtée au grain qui va entraîner le reste du cheptel à sa suite .. jusqu'à ce que le mouvement se désamorce, et on recommence ..
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On finit le tri à la main pour celles qui sont passées au travers des mailles du filet. Il faut faire vite, le soleil monte vite et on ne pourra plus marcher aux heures chaudes de la journée. Pour le moment, seul Jean Marc a décidé de descendre son troupeau, une centaine d'ovins, plus quelques brebis d'un ami. Le conditions météo n'ont pas permis d'avoir des prés d'estives aussi riches qu'il l'espérait et il est temps d'aller chercher quelque chose de plus appétant dans la vallée.
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En route. Depuis les crêtes du massif du Tanargue, le panorama se déroule : vallées Ardéchoises, Grands Causses de Lozère, Ventoux, à l'horizon pointent les pics du Vercors. Les brebis avancent d'un bon pas, comme pressées par l'envie de quitter les pelouses pour brouter l'herbe tendre des pistes forestières.
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René, un éleveur bovin breton de 72 ans, mène le troupeau. Aujourd'hui retraité, c'est la quinzième fois qu'il vient aider Jean Marc pour la transhumance. Militant de la première heure au sein de la Confédération Paysanne, il défend lui aussi une agriculture extensive plus respectueuse de la nature et des hommes. C'est son border-collie, Veinard, qui va guider les brebis pendant la majorité de la descente. René et Veinard accumulent les victoires aux concours de dressage de chiens de berger, et continuent d'impressionner même les habitués par leurs prouesses.
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11h30. Nous avons déjà parcouru plus de 10 kilomètres au rythme du troupeau, les brebis montrent des signes de fatigue. A chaque portion de piste au soleil, le troupeau s'arrête, pour finalement s'immobiliser à moins de cent mètres du col où nous devons nous arrêter. Les bêtes "chôment" : immobiles, serrées les unes contre les autres, elles se reposent ; si rien n'est fait, elles attendront la fraîcheur du soir pour recommencer à marcher, et ni les encouragements ni les claquements de fouets ne les feront bouger d'un centimètre. Un seau de grain salutaire mis sous le nez d'une meneuse nous permettra finalement d'arriver au col pour l'apéro et le casse-croûte.
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Après le repas, c'est au tour des hommes de chômer ! On bavarde et fait la sieste sous le soleil écrasant. Malgré la chaleur, il faut repartir, il y a encore beaucoup de chemin à faire aujourd'hui.
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20h, nous arrivons plus ou moins épuisés au Luth. On installe le parc dans un pré d'herbe grasse au bord de la rivière ... les brebis ont la meilleure place, notre matelas sera fait d'aiguilles et de pommes de pins. Cet après midi aura été rude, une vingtaine de kilomètres en piétinant sous le cagnard, chaque passage ensoleillé signifiant l'arrêt du troupeau. On partage un repas bien mérité, et bien arrosé ! Les brebis ne sont pas jalouses, elles ont ravagé des pieds de Clinton, un cépage délicieux interdit pour ses effets soi-disant hallucinogènes !
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Lendemain matin, après une nuit blanche (les sonnailles toute la nuit, ça ne m'a pas franchement bercé), le départ est donné à 5h45 pour marcher à la fraîche. Les tout premiers kilomètres se font à un rythme soutenu : les brebis ont peur de la nuit, et sur une nationale bien fréquentée sans éclairage, la tension des humains est aussi palpable. Nous traversons quelques villages, puis les premières lueurs du jours apparaissent et nous arrivons sur l'ancienne voie de chemin de fer (Paris-Balazuc s'il-vous-plait !), aujourd'hui désaffectée. Obstacle de taille, le tunnel dans lequel le troupeau ne veut pas s'engager ...
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... mais qui sera finalement franchi sans trop de difficultés !
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La transhumance continue sur le ballast à une vitesse qui frôle le sur-place pour laisser les brebis s'alimenter de végétaux verts et frais.
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Nous arrivons à 9h au pied du plateau des Gras, et nous allons passer une partie de la journée près d'une petite source. L'équipe logistique à mis les boissons au "frigo", le moment est venu de se désaltérer quelque peu ! Nous attendons Edith, la femme de Jean Marc, qui nous rejoint avec le troupeau de chèvres, les brebis blessées aux estives, les béliers, et les chiens. Nous serons une vingtaine à partager le repas dans une ambiance joyeuse et conviviale.
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Pendant ce temps, les chèvres broutent à l'ombre, les brebis chôment, ce qui n'empêche pas du tout les bélier en rut de saillir les brebis qui débutent leurs chaleurs. Pour notre part, c'est sieste et discussions, pendant que Coca, un des border de Jean Marc redouble d'efforts pour avoir toujours plus de caresses.
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15h30, le départ est donné. La chaleur est écrasante, mais nous essayons de déplacer le troupeau. Malgré les efforts des chiens et des hommes réunis, il faudra plus d'une demi-heure pour faire monter aux brebis une cote de quelques dizaines de mètres. Arrivés en haut, Veinard, plutôt habitué au climat breton, doit être évacué après un coup de chaud qui ici lui serait fatal.
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Nous voilà sur le plateau des Gras, autant dire le désert. A perte de vue, une garrigue sèche pousse sur un sol karstique composé de bien plus de pierre que de terre. Nous progressons lentement, au milieu des genêts scorpions qui laissent en souvenir de belles éraflures. Coca freine les chèvres à l'avant tandis que nous poussons les brebis. Les réserves d'eau s'épuisent rapidement, mais nous ne pouvons pas marcher plus vite, de nombreuses pauses sont nécessaires au troupeau, sous l'ombre maigre des genévriers. Dès que les ronflements de Jean Marc se font entendre, les chèvres en profitent pour s'échapper tout doucement, sans faire tinter leurs sonnailles. Une fois rattrapées, elles progresseront à un pas désespérément lent, et leur mesquinerie n'étonne pas Jean Marc qui à l'habitude de batailler avec cette "pute de cabraille" !
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Après la remontée d'une dernière combe dans une atmosphère saharienne, le voyage se termine enfin sous les lueurs du couchant. Le soleil illumine à contre jour le Tanargue, c'est à ce moment qu'on réalise le chemin parcouru. Plus de 50 kilomètres en deux jours, au rythme des brebis, le repos sera bien mérité ! Jean Marc met le troupeau dans la bergerie d'hiver, où elles peuvent maintenant se désaltérer et se reposer. Pendant les 5 prochains mois, le berger et ses bêtes parcourront les Gras par tous les temps, 8h par jour, tous les jours ...
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Un dernier au revoir au animaux, quadrupèdes et bipèdes, et c'est fini ... pour cette année ! Le rendez-vous est pris pour la descente depuis les Gras en janvier, puis la montée de la transhumance en juin. Et je compte bien retourner garder le troupeau avec Jean Marc d'ici là !
A vos avis, commentaires & critiques bien sûr
(pour la technique : Mamiya 645 Pro, 55mm, Rollei RPX400)